Je choisis les habitants d'un établissement dont le rez de chaussée abritait des boutiques de luxe. Quatre étages comptaient en tout seize appartements, tous habités par nos protégés. Soixante d'entre eux environs. Je jetai mon dévolu sur la famille Berge. Couverture ou pas, Julian, la cinquantaine en apparence, mais deux cent neuf ans réels, cohabitait avec Clara, la quarantaine en apparence, mais deux de plus en réalité, et Eleonor, presque trente ans sur ses papiers, mais presque mille ans en fait ! Je me sentais d'humeur à l'écouter me narrer la France du temps des rois. Avant de leur téléphoner pour savoir s'ils pouvaient me recevoir je passai chez moi me refaire une beauté. Je choisis une robe longue fuchsia et me délassai sous l'eau chaude. Je remontai mes cheveux, me maquillai, bref je tentai d'effacer de mon visage le manque de celui que j'aimais.
Aussi lorsque, sortant de la salle d'eau, je me dirigeai vers la porte fenêtre pour siffler Mistral, le téléphone à la main, prête à appeler les Berge, je crus à un mirage. Aiden était là, derrière la vitre. Je m'approchai tout doucement, craignant de le faire disparaître. Il avait un air neutre, ni heureux ni triste d'être là. Lorsque je fus derrière la baie vitrée il posa les doigts de l'autre côté. Je l'imitai et instantanément je voulus embrasser ces lèvres serrées. Je m'écartai pour ouvrir tout doucement, comme on fait pour ne pas faire fuir un animal sauvage. Le silence emplit l'espace entre nous. Ses yeux étaient si grand ouverts, qu'est ce que ça signifiait ?
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- Je ne suis pas prêt, lâcha-t-il.
Mon cœur chavira et je me précipitai en le contournant d'un virage serré. Arrivée contre la balustrade je vomis sur les rosiers en contre bas. Sans rien dire je m'élançai vers la salle d'eau pour me rafraîchir. Maintenant j'étais de nouveau propre et je le regardais dans la glace de la salle de bain. Il avait toujours la même expression et il reprit là où il s'était arrêté.
- Est ce que tu supporterais ma présence alors que je ne suis pas prêt ?
Mes yeux s'emplirent de larmes, je me tournai et fondis dans ses bras. Je crois qu'on resta de très longues minutes ainsi. Je me surpris à murmurer inlassablement :
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- Serre moi, Aiden, serre moi.
Tout m'enivrait. Son odeur, le battement rapide de son cœur dans sa poitrine, contre moi, sa respiration profonde dans mes cheveux, ses bras autour de moi, et la chaleur de son corps contre le mien. Bientôt il renifla et dit en parlant du nez :
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- Mon ange, mon bel ange...
Enfin on finit par se séparer, mais c'est beaucoup dire. La main dans la main, je l'entraînai sur le lit. Je voulais m'étendre près de lui, soudain j'étais épuisée.
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- Raconte moi, soufflai-je dans ses cheveux d'or. Dis moi où tu en es, tu peux tout me dire.
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- Suis-je obligé de te répéter dans quel état je suis ?
Je secouai la tête.
- Mais ça passera. Comme toujours ça s'atténuera, pour s'en tenir aux rêves. Alors je pourrai dire que je suis prêt. Sans que tu perdes le droit de ne pas l'être.
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- Fantastique, ris-je. Je crois qu'il y a des siècles que je n'ai pas ri.
Il s'écarta pour me regarder tout sourire.
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- Tu n'as même pas un quart de siècle. Mais embrasse moi, pour voir quelle expérience on acquiert en autant d'années.
Je m'exécutai et nos lèvres se redécouvrirent. Il quitta ma bouche pour embrasser mes paupières, que je rouvris ensuite, me rappelant que ses pupilles cherchaient certainement les miennes. Il embrassa tout mon visage et lorsqu'il passa au cou je frissonnai de tout mon être. Il sourit sur ma peau et ravie je déclarai :
Tous ces siècles n'ont pas réussi à me donner un si bel instant une seule fois jusqu'à ce soir. J'inspirai profondément.
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- Tant pis. Regarde moi, Aiden.
Il revint à mes yeux mais me rappela :
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- Je ne fais que cela. Je laissai s'égrener encore quelques secondes et fis ce que tout mon être attendait depuis des semaines :
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- Je t'aime, Aiden.
Son sourire fut immense. Il me fit rouler plusieurs fois sur le lit, répétant, le bonheur dans la voix :
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- Tu m'aimes! Tu m'aimes, Cristal! Cette femme tellement forte et à la fois si belle, une rose au premier jour, elle m'aime, tu m'aimes! Il prit une pause et roula au dessus de moi, soudain très sérieux.
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- Moi auss...
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- Ne le dis pas ! Criai-je presque, le doigt sur sa bouche. Toi tu le diras le jour où elle sera sortie de cette jolie tête blonde. Il secoua la tête.
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- Tu ne comprends pas.
Il fit courir ses doigts le long de ma cuisse, le tissu de ma robe cédant docilement du terrain au fur et à mesure. Je finis par frémir, le cœur battant la chamade. Alors il reprit.
- Cela c'est du désir. Mais le désir n'est pas l'amour. Ne connais tu pas la différence entre désir et amour?
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- Je reformule. Tu le diras quand les deux se réuniront sur ma tête. Tu veux bien ?
Il hocha lentement la tête.
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- Tu as raison. Cette conversation a commencé par « je ne suis pas prêt ». Je te promets de ne plus laisser ta présence me le faire oublier.